MARY SHELLEY | FRANKENSTEIN OU LE PROMÉTHÉE MODERNE

MARY SHELLEY | FRANKENSTEIN OU LE PROMÉTHÉE MODERNE


Qui est Frankenstein ? par Jacques Bergier Le public le confond avec son monstre. Pourtant dans les films comme dans le roman original, Frankenstein c’est l’inventeur, le savant maudit. Savant maudit mais non savant fou : cela devait venir plus tard. Quelques dates d’abord : Frankenstein ou le Prométhée moderne, paraît à Londres en 1818. Son auteur est Mary Shelley, la femme du poète. Le cinéma lui redonne de multiples vies : Frankenstein, en 1931 ; La fiancée de Frankenstein, en 1935 ; Le fils de Frankenstein, en 1939 ; Le spectre de Frankenstein, en 1942 ; Frankenstein rencontre le Loup-Garou, en 1943 ; La maison de Frankenstein, en 1944 ; Abbott et Costello contre Frankenstein, en 1948 ; Frankenstein s’est échappé, en 1957 ; Frankenstein 1970, en 1958 ; La revanche de Frankenstein, en 1958; La fille de Frankenstein, en 1960. Et bien d’autres depuis… De ces films, on a tiré de fort mauvais romans mais qui se sont vendus à un grand nombre d’exemplaires. 

Voici maintenant le Frankenstein original au complet et dans sa parfaite traduction. 1818 : c’est donc le premier roman de science-fiction. C’est aussi un des plus audacieux. La science pourra-t-elle créer la vie ? C’est une question qui se pose de plus en plus. Deux directions de recherches : la chimie biologique et l’étude des machines électroniques à traiter l’information donnent actuellement quelques espoirs de succès. Des savants parfaitement sérieux affirment qu’un jour on fabriquera en laboratoire de la matière vivante biologique. D’autres savants tout aussi sérieux affirment que le jour est proche où des machines aussi intelligentes et aussi pensantes que l’homme seront créées. Je pense personnellement que dans les deux cas, il s’agit d’exagération. On arrivera à créer des virus ou des petits animaux monocellulaires. Mais pour passer de là à l’homme, il faudrait aux chercheurs comme à la nature trois milliards d’années d’évolution. Quant aux machines, je pense qu’elles n’arriveront jamais à avoir une conscience, ni d’ailleurs une intelligence. Il y a dans le cerveau et peut-être au-delà du cerveau des que l’on n’arrivera jamais à imiter avec des pièces de mécano et des transistors. Ceci étant bien dit, le rêve du Dr Victor Frankenstein ne paraît pas absurde. Frankenstein part dans ses recherches de l’alchimie pour aboutir ensuite à l’application de l’électricité, anticipant ainsi la science moderne : « J’avais à peu près quinze ans, lorsqu’un jour où nous séjournions dans notre maison de Bellerive, j’assistai à un violent orage venant des montagnes du Jura. La foudre tomba du ciel avec un bruit effrayant. J’étais sur le seuil de la porte quand je vis une traînée de feu venant d’un vieux chêne qui était à vingt mètres environ de la maison. Le chêne disparut en même temps que la lumière éblouissante, ne laissant à sa place qu’un tronc calciné. En allant le voir le lendemain matin, je constatai que l’arbre avait été brisé d’une singulière manière. Il n’avait pas éclaté sous la violence du choc, mais était réduit en minces lamelles de bois. Je n’avais rien vu d’aussi totalement détruit. » Je connaissais déjà un peu les lois les plus simples de l’électricité mais ce jour-là, il y avait par hasard avec nous un homme qui s’intéressait à la philosophie naturelle et qui, passionné par ce phénomène, nous expliqua ses théories sur l’électricité et le galvanisme ». La piste était bonne. La foudre artificielle a été utilisée pour fabriquer des substances presque vivantes à partir d’un mélange d’un gaz que l’on pense correspondre à l’atmosphère de la terre dans le lointain passé. Sous forme de courant électrique, Frankenstein l’aurait utilisé s’il connaissait cette forme. C’est sous forme de courant électrique que l’électricité est utilisée dans les machines. Victor Frankenstein finit par réussir : la chimie et l’électricité ont donné naissance à un être vivant. C’est être vivant est l’innocent-type faisant aussi bien le mal que le bien. Il poursuivra son créateur à travers le monde avant finalement de disparaître et de se suicider : « Je quitterai votre navire sur le radeau de glace qui m’y a conduit et j’irai aussi loin au Nord que je le pourrai. J’élèverai mon propre b^cher, je réduirai en cendres ce corps pour qu’il ne reste rien qui permette à un imprudent curieux de créer un autre misérable comme moi. Je vais mourir. Celui qui m’a créé est mort et, lorsque je ne serai plus, notre souvenir disparaîtra rapidement. Je ne verrai plus le soleil et les étoiles, ni me sentirai le vent me caresser le visage. La lumière, les sensations et les sentiments passeront ; et c’est ainsi que je dois trouver le bonheur ».

Ainsi l’être artificiel montrera-t-il finalement qu’il est humain. On a beaucoup voulu voir un symbole dans le monstre de Frankenstein ; on a dit que c’était un symbole de la science, puis que c’était le symbole de la machine. Tout cela me paraît faux. Le sujet de Frankenstein est de nature métaphysique et même théologique : le péché de détruire devant nécessairement se substituer au péché de créer. On en trouve un écho dans un très beau roman français, injustement méconnu : Les petits hommes de la pinède, par Octave Béliard. Y a-t-il un péché de créer ? Certainement, pour les théologiens qui croient Dieu seul est en mesure de créer et que c’est un sacrilège de se substituer à lui. Mais sans tomber dans la théologie, on peut tout de même faire observer que c’est un péché et un crime lorsqu’on ne peut pas assurer sa création une vie saine et normale. En ce sens, l’humanité actuelle avec sa prolifération non contrôlée qui conduira à des catastrophes se conduit bel et bien comme Frankenstein. Avec cette différence tout de même que l’on envisage toutefois de limiter les naissances et d’augmenter la nourriture disponible. Dans ce domaine, les protéines, véritables biftecks artificiels, obtenus récemment à partir du pétrole, offrent un grand espoir. Encore un miracle de la chimie que Victor Frankenstein aurait apprécié. On voit donc que Frankenstein débouche sur des considérations très graves et très réelles. Ceci peut faire pardonner les défauts du texte. Michel Boujut a très justement écrit au sujet de Frankenstein : si Frankenstein est digne de rester dans les mémoires, ce n’est pas en tant qu’œuvre littéraire aboutie mais bien plutôt comme point de départ d’un mythe particulièrement fécond. En effet, la rédaction du roman est souvent défaillante, la construction puérile et hâtive, et répétitions et longueurs ne font pas défaut. Quant à la psychologie, elle est parfois fort sommaire, voire tout juste comparable à celle des bandes dessinées ! Ce jugement est sévère, mais il n’est pas entièrement injuste. Les contemporains ont été plus enthousiastes. Walter Scott écrivit dans le Blackwood’s Edinburgh Magazine de mars 1818 : L’auteur semble posséder une imagination poétique d’un pouvoir peu commun… Ce n’est pas un mince mérite à nos yeux que l’histoire soit écrite en un anglais simple et direct, dénué des germanismes habituels à ces sortes de contes… 

 

Dans son ensemble, cet ouvrage nous donne une haute idée du génie original de la romancière et de son heureux pouvoir d’expression. Nous conseillons vivement à nos lecteurs cet ouvrage qui suscitera réflexions inédites et émotions inépuisables. Le succès anglais de 1818 fut suivi par celui de l’édition française en 1821, puis des traductions dans toutes les langues européennes suivirent. Mary Shelley devait écrire d’autres romans fantastiques et en particulier Le dernier Homme en 1826. Celui-ci n’a pas eu le succès de Frankenstein. Elle mourut le 1er février 1851 ; elle avait eu le temps de voir se développer l’électricité, la chimie et l’usage de la vapeur. Frankenstein devait lui paraître plus plausible dans ses derniers jours. La base scientifique de Frankenstein a été tirée visiblement de l’œuvre d’Erasme Darwin, ancêtre de la théorie de l’évolution et savant excentrique, rappelant beaucoup le personnage de Jules Verne. La trame du récit, par contre, est tirée de la tragédie antique. Victor Frankenstein est poursuivi par le monstre comme les héros de la tragédie grecque étaient poursuivis par les Furies. Le thème devait être souvent repris. La meilleure réussite dans le genre est la nouvelle de Henry Kuttener et C.L. Moore : La machine à deux mains. On y voit une poursuite par une Furie mécanique qui est réellement digne de Frankenstein. Ce qui restera aussi dans Frankenstein, c’est probablement le premier éloge de la chimie que l’on trouve dans la littérature : Après avoir fait quelques expériences, il termina par un panégyrique de la chimie moderne dont je n’oublierai jamais les termes. Les anciens maîtres de cette science, dit-il, promettaient des choses impossibles et n’accomplissaient rien. Les maîtres modernes promettent peu ; ils savent que les métaux ne peuvent être transformés et que l’élixir de vie est une chimère. Mais ces philosophes, dont les mains ne semblent être faites que pour tremper dans la boue et les yeux pour être collés au microscope ou penchés sur un creuset, ont vraiment fait des miracles. Ils ont pénétré les mystères de la nature et montré comme elle travaille dans ses replis, les plus secrets. Ils montent jusqu’aux cieux, ils ont découvert le secret de la circulation du sang et la composition de l’air que nous respirons. Ils ont acquis des pouvoirs nouveaux et presque illimités, ils peuvent commander la foudre du ciel, imiter le tremblement de terre et même se moquer du monde invisible en se servant de ses propres ombres. Balzac qui se passionnaient tellement pour les merveilles de la chimie, avaient-ils lu Frankenstein ? Je n’en trouve pas la preuve absolue, mais cela paraît probable. On trouve des échos de Frankenstein aussi bien dans le roman Le Centenaire que Balzac écrivit sous le nom de Saint-Aubin que dans que dans l’élixir de longue vie et La recherche de l’absolu. Frankenstein inspira beaucoup un grand écrivain anglais, Sheridan Le Fanu, à qui j’emprunte la définition qui me paraît excellente : C’est un récit où s’ouvrent des portes qui auraient dû rester fermées et où le mortel et l’immortel font prématurément connaissance. 

Jacques Bergier